Revue Sorgue
 

Sorgue n°6 - Poésie comme exercice spirituel. Attention et ouverture

Date de sortie : 2006
Prix : 20 €
ISBN/EAN : 9782909201467

Ce numéro repend le thème des rencontres de poésie de L’Isle-sur-la-Sorgue de 2003 : « Poésie comme exercice spirituel / Ouverture et attention ». On y lira des textes écrits par des intervenants de ces rencontres (Florence de Lussy, Henri Raynal, Jean-Pierre Lemaire, Judith Chavannes, François Cheng…), mais également d’autres poètes (Claude Louis-Combet, Charles Juliet, Bernard Noël…). Ce numéro reprend, plus de soixante ans plus tard, le thème que Max-Pol Fouchet avait donné à un numéro de la revue Fontaine (paru au printemps 1942). Nous situons cependant différemment notre propos. La question que nous avons proposée aux poètes est celle-ci : dans votre expérience, en quoi la poésie peut-elle être vécue comme une approche d’une telle réalité, ou peut-elle être un moyen d’accéder à cette conscience plus aiguë du monde et de soi. Et alors, quel rôle peuvent jouer l’attention et l’ouverture dans une pareille expérience, de même que dans l’écriture ?

 

Présentation

La poésie qui « doue d’authenticité notre séjour » ne constituerait-elle pas la « seule tâche spirituelle » comme l’affirmait Mallarmé ? Ou encore, n’existe-t-il pas une relation profonde entre expérience poétique et expérience spirituelle, continuation de l’une en l’autre, et peut-être aussi, en un certain point, partage des voies ? Ces questions, la revue Fontaine les posa en 1942. Dans la préface du numéro intitulé « De la poésie comme exercice spirituel », Max-Pol Fouchet, expliquait que la poésie dont il y était question se caractérisait pas un refus du divertissement. « A la mort, la misère et l’ignorance, les plus hauts poètes, dévorés d’une singulière exigence, se sont affrontés, dans un refus de se laisser amuser et abuser, de plier à la pire misère qui est l’oubli du désespoir congénital d’être seulement des hommes, dans une pathétique volonté de ne pas arriver insensiblement à la mort. » Les contributions que l’on peut lire dans ce numéro, de Pierre Emmanuel, Edmont Jaloux, Léon Gabriel-Gros, Louis Emié, Joë Bousquet…, s’inscrivaient dans un ensemble de recherches qui s’étaient particulièrement développées au cours des premières décennies du xxe siècle, sous la plume notamment de Rolland de Renéville — on se souvient de L’Expérience poétique —, mais aussi de Jacques Maritain ou d’Albert Béguin. A la distance de soixante années, nombre de ces textes peuvent paraître enserrés dans des thématiques qui aujourd’hui nous sont étrangères. Le spirituel dont il s’agit est voisin du religieux, et la problématique développée est principalement celle des relations entre poésie et mystique chrétienne. L’islam, l’hindouisme, le bouddhisme sont peu sollicités. Aujourd’hui, le paysage en France de la poésie et du fait spirituel est tout autre. Notre connaissance, textuelle et expérimentale, des philosophies orientales s’est ainsi notamment approfondie.
Ce thème garde cependant pour nous toute son actualité, et il nous a semblé nécessaire de l’approcher à nouveau. Il a donc fait l’objet des rencontres de poésie de L’Isle-sur-la-Sorgue du printemps 2003 auxquelles participèrent un certain nombre de poètes qui apportent leur contribution à ce numéro. Sans doute devons-nous préciser que nous n’entendons pas par spirituel ce qui est strictement lié à une expression religieuse, sans toutefois l’exclure. Convenons même que le mot est assez malheureux, car ce qui est du domaine de l’esprit se définit comme différent du corporel — sous-entendu : supérieur à lui. Or, par spirituel il faudrait entendre ici avant tout recherche d’un approfondissement de l’expérience, d’un plus haut degré de réalité, d’évidence. Poésie, donc, comme approche d’un réel accessible par tout l’être du poète, corps et esprit réunis, le poème étant tout à la fois le fruit de telles expériences, et éventuellement ce qui en permet l’accès, si l’on retient la notion d’exercice. Le poète se présente ici comme l’homme dans sa totalité, dont rien n’est exclu, ouvert, poreux à ce qui est le plus intérieur et ce qui l’environne.
Dans sa préface, Max-Pol Fouchet cite Ignace de Loyola et Juan de Yepes en relation avec les exercices spirituels, et il est certain que l’on pense d’abord à l’acception chrétienne de ces termes. Cependant, Pierre Hadot a bien montré que les Exercitia spiritualia furent la continuation chrétienne d’une tradition gréco-romaine qui nous semble plus significative dans la perspective de ce numéro de Sorgue. Pour les stoïciens, la philosophie est exercice, art de vivre qui requiert le total engagement de l’homme. Par une véritable conversion, il s’agit d’atteindre un état d’authenticité, d’acquérir « la vision exacte du monde, la paix et la liberté intérieures ». Stoïciens, épicuriens, pythagoriciens avaient développé leurs propres exercices. Philon d’Alexandrie nous en donne deux listes ; l’une de celles-ci comprend la recherche, l’examen approfondi, la lecture, l’audition, l’attention, la maîtrise de soi et l’indifférence aux choses indifférentes. Or, note Pierre Hadot, pour les stoïciens, le premier de ces exercices est l’attention (prosochè) : seule cette vigilance de tous les instants permet à celui qui suit la voie d’Epictète de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, base de la recherche stoïcienne. « Tu ne dois te séparer de ces principes ni dans ton sommeil, ni à ton réveil, ni quand tu manges ou bois ou converses avec les hommes », rappelle Epictète. De surcroît, cette attention au moment présent libère du passé et du futur sur lesquels nous n’avons pas de prise et nous permet d’être sensible à la valeur cosmique de chaque instant.
C’est ainsi l’attention que nous avons prise pour guide dans la préparation des Rencontres de poésie de L’Isle-sur-la-Sorgue, puis de ce numéro. Mais non une attention qui serait focalisée sur un point, et dans ce cas susceptible de favoriser une certaine crispation, mais une attention ouverte, panoramique. Ouverture et attention sont ici on le voit deux aspects d’une même attitude, propre à permettre au poète l’accès à un réel qui reste sinon voilé par les tensions intérieures, l’encombrement de l’espace mental. Nous pourrons ainsi lire dans ce cahier des études sur Simone Weil et Philippe Jaccottet pour lesquels l’attention est une des facultés premières, René Daumal qui fit de chacun de ses actes, et de ses poèmes, un exercice spirituel, mais aussi des poètes d’aujourd’hui qui reviennent sur ce thème ou plus largement, celui du rapport entre expérience poétique et expérience spirituelle. Ce numéro se clôt sur des notes de carnet et des reproductions de gouaches de Pierre Dubrunquez qui, alors qu’il animait la défunte revue Poésie de Pierre Seghers, consacra en son temps un très beau cahier à l’attention.

Christian Le Mellec