A perte de vue
Dire pourquoi n'est pas dans mes possibilités. Pourquoi elle est arrivée en retard, pourquoi elle ne m'a pas adressé un seul regard, pourquoi elle a accroché sa gabardine d'un blanc salissant au portemanteau, remplacé ses chaussures de ville par des sandales, pourquoi elle s'est donné un coup de peigne dans la glace de l'entrée avant de se rendre à la cuisine absolument comme si je n'étais pas là. Ne m'avait-elle pas vu installé dans mon fauteuil habituel à l'angle de la fenêtre en train de lire mon quotidien du soir ? Et n'aurait-elle pas remarqué ma voiture juste devant la maison ?
Je l'ai entendue ouvrir une boîte de conserve (elle allait se couper) puis pousser un petit cri avant de téter son doigt et de le glisser sous l'eau du robinet qui rougit d'ordinaire sur la faïence de l'évier.
Tout se passait comme d'habitude, comme si je n'étais pas là à fumer ma pipe en babouches, contemplant celle de droite plantée à la verticale à la pointe du pied comme un capuchon, à me reposer oui d'une rude journée de travail.
Que vient faire cette femme dans cette cour d'école d'un petit village perdu, face à trois examinateurs, ce 9 février (« Mappemonde ») ? A qui appartient ce bagage tellement lourd qu'on a peine à le soulever et qui, sans qu'on y prenne garde, est prestement enlevé par une jeune femme (« Bagage ») ? Que recherche celle-ci que l'on fuit et qui, innocemment, parvient toujours à vous rejoindre (« Cache-nez ») ? Et cette autre, à la lisière des grands arbres, qui approche pour la première fois un chat de la forêt, répondant peut-être à l'appel d'une sauvagerie insoupçonnée (« A perte de vue» ) ?
Dans ces dix récits, Michel Gremeaux sait surprendre son lecteur, le dérouter.
« Enfin Michel Gremeaux, plus ambitieux et plus troublant, décrit minutieusement une unique scène qui dure peut-être quelques secondes à peine. [...] Et lui-même [Michel Gremeaux] devient écrivain.»
René de Ceccaty, Le Monde le 4/7/97.
Préface de Jacques Layani.
128 pages.
Né à Dijon, Michel Gremeaux vit aujourd’hui dans le sud de la France. Il dirige la revue littéraire l’Anacoluthe. Il a publié trois livres aux éditions Le bois d’Orion : Escalier sur jardin (1997), A perte de vue (1998) et L'exaltation de la fleur (2004).